"Au cinquième étage d'un immeuble, à Toulouse, une fillette de dix ans regarde sa maman qui s'en va pour toujours. Elle sait bien qu'elle ne reviendra pas, son père le lui a dit ; les juifs qu'on emmène ne reviennent jamais, c'est pour cela qu'il ne fallait jamais se tromper quand elle donnait son nouveau nom.
Mme Pilguez a posé la main sur son épaule, et de l'autre elle retient le voilage à la fenêtre, pour que d'en bas, on ne les voie pas. Pourtant Gisèle voit sa maman qui monte dans la voiture noire. Elle voudrait lui dire qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours, que de toutes les mamans elle était la meilleure du monde, qu'elle n'en aura pas d'autre. Parler est interdit, alors elle pense de toutes ses forces que tant d'amour doit forcément pouvoir traverser une vitre. Elle se dit que, dans la rue, sa maman entend les mots qu'elle murmure entre ses lèvres, même si elle les serre si fort.
Mme Pilguez a posé sa joue sur sa tête, et un baiser avec. Elle sent les larmes de Mme Pilguez qui coulent dans sa nuque. Elle, elle ne pleurera pas. Elle veut juste regarder jusqu'au bout, et elle se jure de ne jamais oublier ce matin de décembre 1943, le matin où sa maman est partie pour toujours.
La portière de la voiture vient de se refermer et le cortège s'en va. La petite fille tend les bras, dans un ultime geste d'amour.
Mme Pilguez s'est agenouillée pour être plus près d'elle.
_ Ma petite Gisèle, je suis si désolée.
Elle pleure à chaudes larmes, Mme Pilguez. La petite fille la regarde, elle a le sourire fragile. Elle essuie les joues de Mme Pilguez et lui dit :
_ Je m'appelle Sarah."
Marc Levy, Les Enfants de la Liberté
(d'ailleurs il faudrait que je m'achète Les enfants de la Liberté maintenant qu'il est sorti en poche...)